L’esca n’est pas une fatalité

Chaque époque semble connaître son fléau. Pour la viticulture contemporaine, ce sont les maladies du bois, et plus particulièrement l’esca.
Les chiffres officiels sont sans équivoque : 73 pour cent du vignoble français est touché par l’esca, avec 12 à 15 pour cent de plants improductifs.
Selon le Comité National des Interprofessions Viticoles, ce fléau coûterait annuellement six millions d’euros à la France. La situation est identique dans nos pays voisins.

En 1924, dans son ouvrage «Parasites et plantes greffées», le Professeur Lucien Daniel avertit pourtant le monde viticole : « il est aujourd’hui démontré, à part quelques rares exceptions, que le greffage est une opération débilitante, qui expose les deux plantes aux attaques plus vives des parasites animaux et végétaux et les fait mourir plus promptement ».

L’incidence du greffage sur la résistance et la santé de la
plante est incontestable. Dans son «Encyclopédie des cépages», le Professeur Galet, célèbre ampélographe, souligne des différences comportementales au greffage sur table ou au champ des porte-greffes, et cite les exemples du 420A ou du 110R. Les résultats diffèrent donc selon la technique de greffage employée et la méthode de réalisation (mécanique ou manuelle). Malheureusement, cette différence ne se limite pas aux seuls taux de réussite du greffage. Les conséquences vont bien au-delà puisque se retrouvent plantées dans nos parcelles des vignes greffées sur table certes viables, mais dès le départ dégradées et fragilisées. Un terrain idéal pour le développement des maladies et parasites.

Pourquoi assiste-t-on à cette calamité aujourd’hui ? Vignes et champignons ont pourtant toujours cohabité, et c’est un fait qui fut déjà confirmé dans l’Antiquité par les agronomes latins, notamment Columelle et Palladius.

Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que ces champignons sont présents dans tous les plants de vigne. Il s’agit d’espèces dites saproxyliques. Elles se développent en dégradant les tissus morts du bois, mais n’affectent jamais les parties vertes (saines). La mortalité de la plante est en vérité provoquée par un accident vasculaire qui a lieu avec l’âge, la multiplicité des blessures, et donc la proportion de zones nécrosées (bois mort), la réduction des vaisseaux conducteurs, leur étroitesse et leur sinuosité. Le bois mort est généré suite à des blessures occasionnées par l’homme.

De nombreuses études ont démontré que les blessures de taille notamment favorisaient le développement de l’esca. Il en est de même pour les blessures mécaniques (tracteur, décavaillonneuse, etc..). C’est aussi le cas pour la première blessure que l’on administre au plant de vigne: la greffe.
C’est si simple à observer que j’encourage chaque vigneron à le vérifier sur ses parcelles. Il faut certes sacrifier un plant pour le sectionner dans sa longueur. Il suffit alors d’observer le bois mort présent au niveau du point de greffe originel. La quasi-totalité des jeunes plants greffés-soudés en oméga ont une proportion qui varie entre un et deux tiers de bois mort présent dans le bourrelet de soudure. Lorsque le plant grandit, la proportion de zones nécrosées demeure au minimum identique. Mais la plupart du temps, elle s’aggrave, du fait des différentes et successives blessures de taille et autres accidents mécaniques.

Avec la chaleur estivale et l’augmentation du débit de sève, lorsque la pression devient négative, l’eau se transforme en vapeur. Des bulles d’air peuvent se former dans le bois. C’est le phénomène de cavitation, qui provoque l’embolie, extériorisée en apoplexie. Les champignons jouent un rôle de catalyseur dans cet accident physiologique. Ce sont les cépages dits les plus «sensibles» qui vont déclencher le plus fréquemment ce type d’embolie.

Pour autant, pratiquement tous les plants greffés-soudés en oméga sont concernés par cette présence de bois mort dans le bourrelet de soudure du point de greffe initial, même si d’apparence extérieure, ils semblent totalement sains et exempts de symptômes de l’esca.

Toutes les techniques de greffage peuvent être mal réalisées et générer du bois mort. C’est notamment le cas des regreffages ou surgreffages en fente pleine (photo ci-contre : mourvèdre greffé en fente), qui engendrent des blessures totalement traumatisantes pour le végétal, formant une zone nécrotique importante au niveau du point de greffe dans laquelle le champignon se développe. Voilà pourquoi nous recommandons la plus grande prudence à l’égard de ces regreffages. En utilisant cette technique afin de soigner un cep malade, on crée des blessures bien plus importantes que celles d’origine, et parfois même mortelles pour la plante.

Comparativement, les techniques de greffage à l’oeil ne génèrent pas, lors de la cicatrisation (soudure), de zones de nécroses ou de bois mort dans lesquelles les champignons peuvent se développer et proliférer. Il suffit ensuite de respecter à la lettre quelques règles éprouvées de réalisation et
d’entretien des vignes greffées, notamment le maintien régulier d’un tiresève, la décapitation et la préservation d’un cône de dessèchement.

Des coupes transversales de ceps greffés en T-bud ou Chip-bud permettent de constater que les plantes sont généralement exemptes de bois mort, et notre longue expérience sur le terrain le confirme largement (Photo ci-contre : plant surgreffé en T-bud âgé de 17 ans).

Depuis 2008, nous avons fait paraître différentes publications traitant de l’importance de la greffe sur le développement des maladies du bois. Nous avons également souhaité donner une valeur scientifique à nos recherches. C’est ainsi qu’en 2013 et 2014, nous avons mené en partenariat avec Vitinnov, la cellule de transfert de l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin à Bordeaux, la première étude de recherche officielle sur l’esca et sa probable corrélation avec le type de greffe pratiqué. Nous avons complété ces données par des recensements internes de greffages à l’œil.

Tous ces comptages révèlent que le taux moyen d’expression de l’esca est dix fois plus important sur les greffes en oméga (environ neuf pour cent), que sur les greffes manuelles (moins d’un pour cent).

Afin de démontrer l’importance du greffage dans le dépérissement des vignes par l’esca, nous avons expérimenté le regreffage sur le porte-greffe. Avec l’idée de résorber le facteur esca sur des vignes établies, nous expérimentons cette technique de regreffage avec la greffe à l’œil depuis plusieurs années et dans différentes régions viticoles européennes.

Les résultats sont très encourageants pour l’instant, mais méritent une observation sur un plus long terme, avant de pouvoir tirer des conclusions sur cette méthode de recépage-restructuration.

Une troisième voie d’investigation a été explorée avec le recensement de nos plus anciens chantiers de surgreffage. Ils sont nombreux et âgés de plus de trente ans. Lorsque les surgreffages ont été réalisés sur des cépages peu sensibles à l’esca, les ceps ont été totalement régénérés, débarrassés de la blessure du greffage mécanique originel. A l’instar du greffage en place, leur taux d’expression de l’esca est inférieur à un pour cent.

Lorsque les surgreffages ont été effectués par contre sur des cépages sensibles à l’esca, les ceps ont été recépés sans être régénérés. Le taux d’expression de l’esca est, dans leur cas, proche de 2,5 pour cent, mais toujours bien inférieur au taux des greffés-soudés conventionnels.

Consultez notre dossier technique publié sur le site du Plan National de Dépérissement du Vignoble :

« L’impact de la greffe sur la recrudescence de l’Esca »